Un système à bout de souffle (2)
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Si le mouvement des « gilets jaunes » exprime avant tout un ras-le-bol fiscal et un profond sentiment d’injustice face à l’impôt, il marque aussi et peut-être surtout le symptôme d’un échec patent de notre modèle de développement économique et territorial.

Partie 1

Depuis plus de 10 ans désormais, sans sa double béquille du carburant et du foncier aisément accessibles et donc pas chers, notre modèle vacille, incapable de renouer avec l’activité qu’il sut générer précédemment, incapable de masquer plus longtemps les inégalités qui le minent en profondeur.

Comme l’ère du pétrole bon marché est derrière nous, du fait de ressources déclinantes, d’une demande mondiale croissante et de la nécessité d’en réduire les consommations pour limiter le réchauffement climatique, et que celle de ressources foncières apparemment inépuisables se referme aujourd’hui, en tout cas en France, après plus de trente ans de consommation effrénée, les mécanismes de compensation nécessaires à la durabilité du système économique se grippent : le rêve de l’accès à la propriété et au patrimoine pouvait avoir un sens tant que la mobilité automobile de tous restait relativement indolore et que les ressources fiscales octroyées aux communes par l’arrivée de nouveaux habitants permettaient de financer des services sociaux, culturels et sanitaires de proximité. Alors qu’aujourd’hui, la mobilité thermique induit des coûts croissants et que les collectivités territoriales, notamment périphériques, voient leurs ressources et leurs compétences se réduire à raison des coups de boutoir d’une austérité propulsée par les conséquences de la double crise de 2008 – 2011, le rêve de l’accès à la propriété et du projet de vie familial à la campagne a fait long feu. Lorsque le piège périurbain se referme peu à peu sur les jeunes ménages, que le pouvoir d’achat se réduit d’année en année et que le sentiment d’injustice fiscale se répand comme il le fait depuis 2017 en France, tous les éléments sont réunis pour que la colère explose.

Fondé sur le gaspillage de deux ressources naturelles qui s’épuisent et se raréfient – l’énergie et les sols – le système craque de toutes parts, miné qu’il est par le retour en force des inégalités et injustices, entre personnes comme entre territoires et communes.

Dès 2011, l’irruption massive du vote Front National dans des territoires en déclin démographique et dans des zones périurbaines dit la violence et la pérennité de la crise.

La mobilisation des « gilets jaunes », même si elle déborde largement ce premier phénomène électoral en y agrégeant des populations plus larges, expose crûment la profondeur d’une crise qui, après plus de 7 années, revêt la forme d’un délitement progressif de la société française.

Un nouveau pacte social

Elle nous somme en quelque sorte de refonder un pacte social et territorial digne de ce nom, fondé non sur le gaspillage désormais impossible de ressources plus rares, mais précisément sur leur usage sobre et partagé : il est donc à la fois question, indissociablement, de justice sociale, pour le partage et d’écologie pour la sobriété. En toute logique d’ailleurs, l’équation de la situation est la suivante : moins de ressources => des usages moindres => un juste rééquilibrage des usages, les plus riches devant réduire leurs usages de façon plus appuyée que les plus pauvres.

Sans quoi la soi-disant transition écologique ne serait plus qu’un accaparement outrancier de ressources par les populations les plus aisées et les plus à même de se protéger des risques écologiques. A ce stade de la situation et à l’orée de dérèglements climatiques et sanitaires encore plus marqués, la question écologique se détache nettement en arrière-plan de la question sociale : les deux sont pleinement corrélées, si ce n’est dans le prolongement l’une de l’autre, la question écologique se formulant comme le développement de la question sociale à une autre échelle de temps.

Ce constat de la situation actuelle engendre des conséquences politiques : l’épuisement programmé d’un régime d’accumulation dont l’accumulation même permit de taire un temps le creusement des inégalités crée une impérieuse obligation de justice sociale et de redistribution ; et ce, en amont des processus économiques de production. Il s’agit là d’un profond changement de paradigme social.

En cela, la nécessité d’un nouveau contrat social est un défi proprement constituant, à la fois :

– écologique, celui de l’indispensable préservation des ressources vitales et des biens communs ;

– juridique et politique quant à la définition des usages communs et individuels des ressources communes, notamment naturelles : sans limite collective et individuelle à nos usages des ressources, il n’y aura ni justice, ni durabilité ;

– social tant la limite écologique à la consommation des ressources a son pendant dans la limite aux inégalités et aux gaspillages individuels ;

– moral ou spirituel tant il repose enfin sur la redéfinition de notre rapport au monde et au vivant, et donc sur la nécessité de redonner un sens à notre existence individuelle et collective : l’existence humaine n’a pas le même sens dans un monde où les ressources sont dites inépuisables et la croissance économique infinie, et dans un monde où elles sont leurs usages sont physiquement limités.

Ce chantier sera long et ardu mais il doit être conduit patiemment si l’on souhaite substituer un nouveau modèle, viable et durable, à l’ancien aujourd’hui dangereusement à l’agonie. Et il commence au plus près du terrain et des ressources du territoire, dans chacun de nos bassins de vie. Comme le rappelle Bruno Latour, rien ne sert de se précipiter « sur la version agrégée de la politique avant d’avoir réussi à nous situer sur un territoire concret. L’image de la politique, il faut aujourd’hui la recomposer pixel après pixel. » Pixel après pixel, modestement, patiemment.