Eva Joly : les trois leçons de l’affaire Cahuzac
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Celle dont la République exemplaire a été puissamment raillée durant toute la campagne présidentielle de l’année 2012 réagit vigoureusement à la cascade d’affaires récentes : Sarkozy, Lagarde, Cahuzac… Eva Joly demande  » un plan d’urgence contre les affaires, une opération mains propres à la française ».

L’ancienne juge de l’affaire Elf exhorte François Hollande de réagir avec « assez de vigueur et de lancer le chantier de la république exemplaire. […] Une bataille à mort s’est engagée, que nous n’avons pas le droit de perdre, entre l’idée républicaine et la confiscation de la démocratie par ceux qui en détournent les règles à l’usage de leur profit exclusif. […]
Que l’on regarde déjà  avec quelle arrogance incroyable les archers de l’UMP font feu de tout bois pour décrédibiliser à l’avance le travail des juges. Notre ennemi n’a pas de visage, il en a mille. Il n’a pas de parti, il les menace tous. Il n’a même pas de programme juste des intérêts : cet ennemi, c’est la corruption, les affaires, l’impunité…  »

Elle réagissait hier aux aveux de Jérôme Cahuzac dans les colonnes de Libération.fr

A ce stade, Jérôme Cahuzac n’est pas mis en examen. Le condamner sans jugement est inenvisageable. Mais si on ne sait rien des suites judiciaires de cette affaire, elle est déjà politiquement éloquente. La première leçon qu’on peut en tirer tient aux rapports de force qui régissent notre écosystème démocratique. Ces dernières semaines, j’ai ainsi été étonnée de voir de grands médias donner de l’écho aux prétendus éléments venus de Suisse qui auraient dédouané l’ex-ministre du Budget. Rien ne permettait de tirer d’un document chétif une quelconque conclusion allant en ce sens. Mais voilà, les communicants ont fait leur travail d’intoxication pour rendre possible le maintien à son poste de Cahuzac.

Ce dernier a été mal inspiré de suivre les conseils de ceux qui l’ont enjoint de tenir bon. Sa défense s’en trouve amoindrie, avec le sentiment qu’il a tenté d’utiliser l’administration dont il avait la tutelle pour couvrir une faute supposée. Le voilà devenu un coupable tout désigné pour le tribunal le moins indulgent qui soit, celui de l’opinion. C’est pourtant pour garder les faveurs de cette dernière que l’ex-ministre a mené une bataille d’une violence inouïe contre Mediapart, conseillé par des professionnels de la lutte de caniveau. Le storytelling est souvent l’ennemi de la vérité.

Plus que jamais, une information libre et indépendante est nécessaire. Parce que information et communication s’affrontent dans une lutte sans merci. L’objet de cette lutte est la démocratie : si l’exigence de vérité quitte notre horizon, c’est le pacte républicain qui s’en trouvera mortellement blessé.

Je tiens à la présomption d’innocence comme à la prunelle de mes yeux. Mais elle ne saurait constituer le paravent des puissants. Les juristes au petit pied de l’opposition UMP, qui ne brandissent la présomption d’innocence de Jérôme Cahuzac que pour mieux continuer la défense d’Eric Woerth, n’en ont cure : ils défendent une caste et non le principe de justice derrière lequel ils avancent masqués. Ils font de Cahuzac leur frère d’infortune : leur solidarité est un cadeau empoisonné qui nuit à la défense de celui qu’ils prétendent assurer de leur respect. La manœuvre est grossière, mortifère. Elle vise à enrôler tous les politiques dans un pacte de silence : «A l’avenir, ne vous mêlez pas de nos affaires, nous ne nous mêlerons pas des vôtres.» Triste donnant-donnant.

C’est la deuxième leçon de l’affaire Cahuzac. La bombe à fragmentation du «Tous pourri» est dégoupillée. L’arrivée de la gauche au pouvoir n’aura pas permis de réduire la distance entre le peuple et ses représentants. La crise démocratique s’accentue. Nous sommes en train d’échouer à mettre en place la république exemplaire que des millions de femmes et d’hommes attendent. Ceux qui prétendent que ce chantier n’est pas urgent ne comprennent rien à la période. La question de la réforme démocratique de notre république est l’épicentre de la crise que nous traversons. Le succès transalpin de Beppe Grillo devrait suffire à alerter. Le discrédit de la classe politique ouvre la porte à toutes les aventures.

J’ajoute qu’il n’est pas certain qu’en France le ras-le-bol choisisse un amuseur pour s’incarner. Le cocktail composé par le choix d’une politique d’austérité qui ne dit pas son nom et le délitement du lien de confiance entre le peuple et ses politiques est explosif. Il rend possible la régression vers des formes de populisme autoritaire appuyée sur le triptyque souffrance sociale – dénonciation des élites – repli antieuropéen.

« S’attaquer au pouvoir de l’argent »

Ici intervient le dernier enseignement de ce fait divers politique. Au pied du mur, le chef de l’Etat a choisi de trancher en mettant un terme aux fonctions de son ex-ministre du Budget. Je salue cette décision comme il se doit. Mais je demande davantage. Parce que, pour conjurer la commotion politique qui vient, François Hollande doit chercher à poser les jalons de la rupture. La continuité est son pire ennemi. Il doit enfin prendre à bras-le-corps la question de la lutte contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, et ne pas s’en tenir à une réforme bancaire d’une faiblesse coupable. Il peut encore sauver son quinquennat, s’il choisit de faire de la démission de Jérôme Cahuzac l’occasion d’un rebond politique basé sur un sursaut d’exemplarité, et le retour à l’esprit du Bourget.

Monsieur le Président, il est encore temps de s’attaquer à la finance. Chaque hésitation est une concession faite à un adversaire qui, s’il n’a pas de visage, a une feuille de route claire : la mise sous tutelle du pouvoir politique au bénéfice exclusif de ses intérêts propres. La gauche au pouvoir ne peut se laisser faire. Sinon, l’histoire retiendra que, faute de s’être attaqué au pouvoir de l’argent, la gauche française a raté l’occasion d’engager un autre avenir pour ceux qui, en France et en Europe, attendaient autre chose qu’une politique d’austérité comme réponse à la crise.

Eva Joly est eurodéputée Europe Écologie – Les Verts

Tribune parue dans Libération, le 2 avril 2013.