[6] L’Allier, personnalité juridique ?
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Journée mondiale de l’eau, marche pour l’eau à Volvic, consultation publique concernant le nouvel arrêté-cadre « sécheresse », puis le prochain Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE Loire Bretagne, 2022)… le printemps politique et écologique tourne aussi autour des questions de l’eau et de ses usages.

Pour nous, élu.e.s écologistes de Clermont-Ferrand et de sa Métropole, les dispositions du futur arrêté préfectoral sécheresse ne sont pas satisfaisantes au vu notamment de l’ampleur et de la récurrence des sécheresses liées au dérèglement climatique. L’occasion pour nous d’explorer quelque peu le dossier et les enjeux de la gestion de l’eau dans notre département.

Poser la question de la gestion des étiages en période de mutation climatique et de risque accru de sécheresse, comme nous l’avons fait dans les volets précédents, nous conduit inexorablement à un renversement de paradigme : nous passerions alors d’une logique de droit à consommer de l’eau à une logique de devoir de préservation de la ressource ou du bien commun. En soi, ce retournement constitue une révolution politique et juridique. Mais allons un peu plus loin.

Cette révolution n’est jamais plus perceptible qu’au travers des expérimentations et tentatives de penser les droits de la nature et du vivant non humain. En effet, au confluent des questions de délibération démocratique sur les usages (le « Parlement de l’eau ») et de cette consécration du principe de préservation du vivant et des biens communs, s’esquissent des réponses originales et puissantes : la création du statut de « sujet juridique » pour des entités naturelles, à commencer par les cours d’eau. Cette innovation juridique permettrait à la fois d’inscrire les droits – le droit à la préservation – du vivant et de la nature dans les normes juridiques en usage, tout en créant des sujets susceptibles d’être défendus, « représentés » si ce n’est de prendre la « parole » (ou, à tout le moins, d’être entendus).

Plusieurs fleuves ont récemment obtenu ce statut dans le monde ; et ce mouvement, parfois qualifié d’émancipation du vivant, s’accélère, notamment dans les régions où les atteintes et les ravages écologiques sont les plus marqués. En Inde, le Gange et la Yamuna ont été qualifiés « d’entités vivantes ayant le statut de personne morale » par la haute cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand. Depuis 2017, le Whanganui, en Nouvelle-Zélande, est aussi considéré comme un être vivant « partant des montagnes jusqu’à la mer, y compris ses affluents et l’ensemble de ses éléments physiques et métaphysiques« . En février 2019, les habitants de la ville de Toledo (600 000 habitants), dans l’Ohio le long du Lac Érié aux , ont été appelés à se prononcer pour que le lac dont ils dépendent puisse se défendre en justice contre les industries polluantes.

Cette idée n’est pas neuve : au début des années 1970, Christopher Stone, professeur de droit américain, évoque cette idée d’une personnalité juridique des forêts pour défendre les Séquoias du parc Yosemite contre divers projets de développement. Dès le milieu des années 1990, le sociologue et philosophe français Bruno Latour pose très ouvertement la question d’un parlement des choses, esquisse du récit d’une époque, l’anthropocène, où le monde vivant de la « zone critique » répond et interpelle l’humain et l’ampleur croissante de son développement, de ses impacts.

Pour la juriste Valérie Cabanes, spécialiste de la question, cette attribution d’un statut juridique à des éléments naturels vise deux objectifs :

  • répliquer enfin à la prééminence accordée au droit commercial sur toute autre norme de droit depuis les années 1970 qui ont vu les sociétés multinationales prendre les rennes d’une croissance sans cesse plus mondialisée : dans un tel contexte, le droit de l’environnement n’est tout au plus reconnu que comme un droit de réparation voire de compensation, plaçant la nature et le vivant dans une position seconde par rapport à la prééminence de la prévarication extractiviste, économique et commerciale. A l’inverse, la reconnaissance d’un statut juridique à une entité naturelle permet –elle une approche essentiellement préventive et de préservation.
  • Aussi la reconnaissance d’un statut juridique à des entités naturelles est-elle, loin de toute fantaisie vaguement animiste, la reconnaissance du principe fondamental d’interdépendance du vivant dans le droit, principe d’interdépendance sans laquelle il n’est pas de vie, ni humaine, ni même économique et commerciale.

Ce statut juridique de la nature, là où elle est mise en vigueur, permet donc d’agir de façon préventive face à des projets industriels polluants sans avoir à attendre les pollutions futures pour établir les dommages subis par les communautés humaines. Cette émancipation juridique du vivant crée de jure et de facto un bouleversement et un renversement de la hiérarchie des normes modernes au profit du devoir de préservation des formes de vie et du vivant, comme de l’interdépendance des êtres et des cycles qui en fondent le principe : par ricochet, c’est aussi la consécration de la primauté de la préservation des droits à vivre des générations futures.

C’est la reconnaissance dans le droit – ainsi que potentiellement dans sa norme suprême constitutionnelle, comme en Équateur depuis 2008 – du principe selon lequel biologiquement, l’avenir de l’homme est lié à celui du reste du vivant ; et qu’il est des limites nécessaires à son développement ainsi qu’à celui de ses sociétés. La délibération et la liberté démocratique ne consistant dès lors ni à franchir ces limites moyennant réparation (la situation actuelle), ni à les définir puisqu’elles sont contenues dans ces statuts juridiques émancipateurs, mais à trouver les modalités les plus acceptables et les efficaces de leur respect.

In fine, c’est bien la question des institutions, de leur représentativité et de leur efficacité, qui se pose autour de l’émergence de ces statuts juridiques. A l’aune de la prise en compte, de la représentation et quelque part de la prise de parole des entités naturelles, l’obsolescence, insuffisance des institutions actuelles ne peut que sauter aux yeux. Evoquées plus haut, les limites des Commissions Locales de l’EAU (CLE) (lien) voire même des agences de l’eau sautent aux yeux : du point de vue de la centralité des droits des entités naturelles, les institutions existantes finissent par n’apparaître que comme des parlements des utilisateurs / consommateurs de l’eau parmi lesquels les intérêts économiques sont surreprésentés. Aussi la création et l’expérimentation de ces statuts juridiques pour des entités naturelles posera rapidement la question d’une partie de la révolution institutionnelle qu’on pourrait tout à fait qualifier de transition juridique.

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En France, des réflexions et des démarches ont récemment été lancées autour de la Seine et du Rhône ; la mairie de Paris a même indiqué « étudier la possibilité de donner une personnalité juridique à la Seine », après plusieurs rejets de résidus polluants par des cimenteries parisiennes. Mais c’est autour de la Loire et de son bassin versant que cette question est aujourd’hui très concrètement posée depuis 2020 avec le projet de Le POLAU – pôle d’Arts Urbains (art et urbanisme), basé à Tours – de lancer une série de rencontres et des réflexions autour de la création d’une personnalité juridique pour la Loire et ses différentes composantes matérielles et immatérielles. Cette proposition dont un rendu des premiers ateliers et échanges aura lieu en juin 20221 nous concerne, nous Auvergnats et Clermontois, tant l’Allier relève pleinement du chevelu naturel de la Loire et de son bassin versant.

Le Parlement de Loire, par Camille de Toledo

L’enjeu ? Pouvoir défendre les droits du fleuve à se préserver des pollutions et des constructions qui portent atteinte à sa dynamique autant qu’à la biodiversité qu’il accueille et qui le fait vivre. Dans le prolongement, la visée de ces ateliers de réflexion grandeur nature serait d’aboutir à un véritable « Parlement de Loire », avec représentation des humains et des non-humains. Soit comme nous l’évoquions plus haut dans cette série, un véritable Parlement de l’Eau, du fleuve et des hommes qui en vivent. Ou pour reprendre la formule de Bruno Latour, un parlement des hommes et « des choses ». L’enjeu du débat dans un tel parlement changerait radicalement de nature. D’un espace de partage de la chose / ressource, on passerait à un espace de médiation des conflits entre entités juridiques aux intérêts distincts, potentiellement divergents : groupes humains, personnes, syndicats, collectivités, entreprises, entités naturelles. Libre à nous, par exemple, d’imaginer les impacts en cascade, juridiques, économiques et institutionnels que pourrait avoir le fait d’accorder un statut juridique à la nappe phréatique du secteur de Volvic, ou bien même au bassin versant de l’Allier. Il sera intéressant d’évaluer les conséquences concrètes, juridiques, politiques et institutionnelles des récentes décisions prises en ce sens aux États-Unis ou en Nouvelle-Zélande.

Si dans le contexte actuel de nos sociétés modernes, une telle démarche peut sembler quelque peu radicale, elle n’en présente pas moins l’intérêt de permettre de penser à la fois

– la préservation de l’intégrité du vivant dans sa durée ;

– la possibilité et les conditions de sa cohabitation physique et institutionnelle) avec les sociétés humaines riveraines ;

– puis, in fine, la question des usages et du partage de la ressource ou des ressources que l’entité fleuve peut procurer dans le temps de ses différents cycles.

Quand bien même sa faisabilité ne serait-elle pas immédiate, en tout cas dans l’ordre juridique français, l’idée d’une personnalité juridique de la nature et en l’occurrence des fleuves et de leurs bassins versants présente l’avantage de considérer la nature et l’ampleur du retournement philosophique, juridique et politique à accomplir pour envisager à la fois

– un véritable récit collectif des sociétés humaines à l’âge de l’anthropocène,

– une autre manière d’agir et de « gouverner » le vivant

– une autre façon de penser et d’arranger les relations des sociétés humaines avec la nature dont elle est partie intégrante.

A ce titre-là, et dans le sens de la remontée de la Loire, il serait même pertinent de poser, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, la question de l’émancipation juridique de l’Allier, l’un des derniers milieux aquatiques sauvages de France et d’Europe. Chiche ?