Le vote FN, signal de désintégration territoriale (2)
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Métropolisation, compétitivité et concurrence des territoires, hyperconcentration des ressources et désintégration des périphéries… toutes les logiques économiques, territoriales et institutionnelles actuelles conduisent à creuser sans cesse plus profondément les fossés qui séparent les territoires ; générant de fait un vaste sentiment d’abandon, aujourd’hui capté par le Front National.

Une analyse éclairante d’Enzo Poultreniez.

– A compléter par notre série sur la question métropolitaine en général et à Clermont-Ferrand en particulier.

Métropole, métropole, mais quelle métropole ? (1)

– Métropole : une soif de croissance (2)

Métropole : du géant au vivant (3)

Pour comprendre ce qui est sans doute la plus importante de ces causes, il faut d’abord sortir de Paris et des centres-villes des grandes métropoles (ou « idéopoles »), véritables OVNI politiques, et se plonger dans les franges du territoire métropolitain. Si on aime la littérature, on lira Retour à Reims de Didier Eribon, Les Lisières d’Olivier Adam, ou quelques planches du Combat Ordinaire de Manu Larcenet. Si on aime la sociogéo, on pourra lire Fractures Françaises de Christophe Guilluy. Tous témoignent de cette désintégration territoriale.

L’époque est au « rayonnement » des grandes métropoles, sous prétexte de Mondialisation. Mais sur quoi rayonnent-elles aujourd’hui ? Sur des quartiers en relégation et des périphéries qui se désintègrent. La concentration des moyens financiers sur les cœurs de métropoles n’est pas un fantasme, et elle sera encore renforcée avec la loi de métropolisation. Cette concentration se fait à moyens constants, voire en baisse. Et pour habiller Paul, il faut déshabiller Pierre. Pendant que l’on investit dans la construction d’une LGV qui relie deux idéopôles, on laisse se dégrader un réseau de TER ou de bus qui maille un territoire, déjà insuffisamment.

La logique de compétition entre territoires assèche les franges péri-urbaines et rurales. Ces dernières années ont vu la fermeture d’écoles, de bureaux de poste, de maternités, d’hôpitaux, de sous-préfectures. Le généraliste a pris sa retraite sans être remplacé, l’épicerie n’a pas tenu face à la concurrence du nouvel hypermarché de la zone d’activités. Il ne reste parfois plus que le PMU du coin, qui vacille.

On a désintégré ces « lisières » en brisant toute centralité, en détruisant les uns après les autres les lieux de socialisation. Cette France là est socialement en friche.

Et les néo-ruraux qui avaient misé il y a 20 ans sur un retour à la campagne en s’endettant pour se payer leur petite maison dans un lotissement tout neuf, voient leur facture énergétique exploser, essence ou diesel en tête. Il faut plus de temps pour aller chercher du pain en voiture que pour faire Lille-Bruxelles en TGV. Et on leur promet le retour de la croissance ? Mais la croissance de qui ? De quoi ? La croissance des métropoles qui les phagocytent ?

Ils regardent les grandes idéopôles se vautrer dans le marketing territorial, à coups de « clusters » de ceci ou cela, de « rayonnement » à toutes les sauces et autre opérations qui assèchent les territoires et renforcent le sentiment de déclassement.

Pour couronner le tout, on redécoupe leurs cantons, on les raye de la carte, on joue avec une paire de ciseaux sans se soucier des communautés que l’on découpe. Et maintenant on s’attaque aux départements, aux régions. On les fait disparaître.

Dans ces territoires, plus rien n’est accessible. Tout s’éloigne. Même le curé n’est plus là tous les dimanches. Et le soir au 20h, on leur parle de la dangerosité des banlieues, du « problème de l’immigration » (plus belle victoire sémantique du FN), de la barbarie du monde. Il n’y a pas un immigré présumé dans le village mais ils deviennent xénophobes. Ils rejettent l’Europe qui est coupée de tout, ils en veulent aux élites qui leur assènent des discours moralisateurs depuis leurs salons confortables. Comment en être surpris ? Comment leur en vouloir ?

Il n’est même pas nécessaire de s’éloigner autant des centres-villes pour rencontrer ce sentiment de déclassement. Au sein même des grandes métropoles, certains quartiers sont malmenés. A Lille, on refuse d’installer le vélo libre service dans un quartier excentré car le coût serait trop élevé. Ailleurs c’est une médiathèque qui reste indéfiniment dans les cartons, pas prioritaire, ou un bus qui ne passe plus au profit d’une zone plus dense. Si la politique de la ville a permis de sortir certains quartiers très populaires de la misère et de l’isolement, elle a aussi concentré les moyens sur certains territoires trop bien délimités, quand les pavillons des classes moyennes inférieures voisines connaissaient au mieux une stagnation. Lille est progressivement devenue une caricature de cette nouvelle sociologie du vote FN, avec un centre-ville qui place les Verts en tête et des quartiers périphériques, coupés par les voies de circulation, qui plongent dans l’abstention et le vote FN. Grenoble a le même schéma : une ville centre qui élit un maire écolo aux municipales quand la banlieue place le FN en tête aux européennes.

C’est toute cette France périphérique des petits propriétaires, des courées, des pavillons de banlieue qui a été trahie, et qui décroche. Les Trente Glorieuses ont été la promesse d’une croissance illimitée, où la propriété était la finalité de l’existence. Aujourd’hui, ils sont devenus prisonniers de leur maison après s’être saignés pour l’acquérir. Leur rêve est devenu un cauchemar.

Bien sûr ce calque n’est pas le seul, il faut le répéter. La psychologie sociale permet aussi d’analyser des hausses microlocales surprenantes de vote FN (présence d’un bidonville, querelles de voisinage qui dégénèrent, etc.). Des spécificités territoriales existent toujours (la Baie de Somme et ses chasseurs, le Sud-Est et ses pieds-noirs et harkis). A contrario une identité régionale forte peut encore être un rempart au vote FN : on le voit encore en Bretagne, en Corse et pour l’Outre-Mer.

  • D’invisibles départements

L’exemple de l’Aisne (Picardie) est particulièrement intéressant. L’Aisne, c’est un département invisible. On ne parle de l’Aisne que pour ces campagnes décalées de promotion du tourisme. C’est un département coincé entre la métropole parisienne et la mégalopole européenne. Un interstice entre deux géants, contourné par d’énormes flux de marchandises et de personnes qui ne s’y arrêtent pas.

Mélange de zones rurales et de villes ouvrières, lieu de résidence pour certaines familles travaillant en Île-de-France, l’Aisne comprend une seule ville moyenne (Saint-Quentin) et quelques centres urbains plus petits (Laon, Soissons, Château-Thierry, Tergnier, Villers-Cotterêts, Hirson). Le solde migratoire y est négatif depuis la fin des Trente Glorieuses et ses zones industrielles sont en grande difficulté, notamment en Thiérarche. Les industries axonaises sont le plus souvent des industries de biens intermédiaires (sous-traitants de l’industrie automobile, métallurgie, emballage). Ces structures de taille moyenne sont petit à petit rachetées par de grandes multinationales qui procèdent ensuite à des regroupements, des licenciements et des fermetures d’usines.

Le chômage atteint aujourd’hui les 14% dans ce département. Les services publics se délitent à grande vitesse, les perspectives d’avenir semblent inexistantes. Sur la carte, l’Aisne est proche de tout, mais c’est un leurre. La Mondialisation l’a relégué, déclassé. C’était un bastion de gauche. Le Front national y a rassemblé 40% des suffrages ce dimanche, sans leader ni implantation locale particulière. Ses scores sont moins élevés à Château-Thierry, Laon, Soissons ou Saint-Quentin mais dépassent les 50% dans 154 communes sur 816.

Cette ascension du Front national nous tétanise autant que l’évolution du monde tétanise légitimement les électeurs FN, et de nombreux abstentionnistes. Que valent nos convictions face aux doutes de ces populations ? Que pouvons-nous faire pour briser le piédestal du FN d’une part, et faire de l’écologie politique l’alternative évidente d’autre part ? Le chemin est évidemment étroit.

La première des urgences, c’est de sortir de la stigmatisation des électeurs frontistes, de cesser de les qualifier de fascistes, d’idiots ou de beaufs. D’en finir avec les grands discours de soirées électorales où l’on se lamente d’en revenir aux « heures les plus sombres de l’Histoire » dès que le FN fait score à deux chiffres. Chaque cri d’orfraie est un argument pour le FN. Les « intellectuels », « éditorialistes » et autres donneurs de leçon sont du pain béni pour ce parti, tant ils renforcent la frontière entre les élites et les habitants des territoires en déclassement, entre les « bobos parisiens » et les « invisibles » comme aime à le répéter Marine Le Pen.

Quels que soient les griefs du Front national, et ils sont nombreux, Marine Le Pen est la responsable politique qui a sans doute le plus été à la rencontre des habitants de ces quartiers et villages, qui les a le plus écoutés. Car c’est bien là que le bât blesse : ces citoyens là en ont marre d’écouter sagement et d’encaisser, ils veulent être entendus.

  • Nouvelle posture écologiste

C’est là aussi que pêchent les écologistes. C’est un changement de posture qu’il faut opérer, en cessant les discours magistraux et culpabilisateurs. Nous n’avons pas à être surpris que notre message trouve si peu d’échos. Que proposons-nous à celles et ceux qui sont les relégués de la Mondialisation ? Le grand saut dans le vide de la transition écologique. Du passé faisons table rase pour un monde plus vert ? Notre utopie est déjà lointaine, et parfois assez floue. Mais en ce qui concerne le chemin pour y parvenir, il reste couvert de brouillard. Quand l’évolution du monde précarise, le réflexe est évidemment de vouloir revenir à un passé fantasmé, quand « c’était mieux avant », plutôt que de marcher vers un autre inconnu.

Écouter, rencontrer, rétablir le dialogue, c’est la priorité. Pour sortir de la confrontation du front contre front, modèle contre modèle, fascistes contre antifascistes. L’insulte n’a jamais convaincu personne, la violence n’a jamais permis la paix. Dans cette bataille, chaque agression renforce la cohésion de l’opposant dans un réflexe communautaire. On peut relire l’analyse faite par Bernard Stiegler dans Pharmacologie du Front national pour s’en convaincre.

C’est pour cela que je refuse aujourd’hui de participer aux « marches citoyennes », de porter un badge quelconque, d’arborer un logo sur ma page facebook, de relayer la dernière chanson de Biolay ou les dernières complaintes de Yannick Noah. Nous sommes dans notre petit monde. Le monde des ultra-politisés, qui ont les codes, qui n’ont pas peur de ce qui se passe car ils sont armés, hypersocialisés, hyperdotés en capital politique. Les réseaux sociaux nous ont enfermés dans un vase clos, dans un ring virtuel où nous nous renvoyons les coups par automatisme à longueur de journée. Internet a renforcé l’hermétisme de ce champ politique. Il est urgent aujourd’hui de briser le vase. L’ouverture que nous prônons, appliquons la à notre manière de faire de la politique, en allant vers l’autre, en rétablissant le dialogue, en sortant du mépris.

Ce changement sur la forme doit s’accompagner bien sûr d’une révolution idéologique : abandonner le marketing territorial pour donner du corps à ce qui est encore aujourd’hui une coquille vide : l’égalité des territoires. Sinon dans quelques années, la gauche, écologistes compris, sera à 60% dans les centres-villes des idéopôles, à 10% ailleurs et le FN sera majoritaire. La France sera alors menacée de désintégration, et nous serons réduits à la contemplation.

 – Source : OursVert, le blog d’Enzo Poultreniez